DE L’IMPORTANCE DES SALONS

Par Tom Arthurs
Trompettiste, sociologue, compositeur, pédagogue, écrivain
Université d’Edimbourg

Pour mon doctorat, récemment achevé à l’université d’Edimbourg, j’ai concentré mes recherches sur sur la scène de musique improvisée à Berlin, en 2012 et 2013. Une communauté de quelque 1 200 artistes, 1 000 concerts et 150 lieux.
Malgré des incursions occasionnelles de plus en plus nombreuses dans le champ du (relativement) grand public (comme le New Music Festival Maerzmusik ou le Jazzfest Berlin), l’activité de cette scène reste essentiellement à l’écart de la culture dominante, dans un réseau de lieux difficiles à trouver, des espaces bricolés à partir d’anciens squats, de boucheries et même d’un bordel, avec des enregistrements diffusés lors des concerts, via des labels et des stations de radio Internet dirigés par des musiciens (par opposition à Amazon.com et aux magasins de disques).

à Berlin, un public restreint mais assidu d’homologues musiciens, d’amis, de famille et d’auditeurs experts fréquente ces concerts (avec une jauge
caractéristique de 25 à 40 personnes à l’époque), et un désaccord important existe entre ceux qui croient que leur musique est faite pour tout le monde (ils sont persuadés que toucher un large public n’est qu’une question de temps) et ceux qui se satisfont de savoir qu’elle n’existe que pour un public restreint de « connaisseurs » triés sur le volet.

Les amis non-musiciens que j’invitais aux concerts étaient souvent découragés par le côté exclusif de cette scène (commentaire de l’un d’entre eux : « Je dirais que 90% des auditeurs sont eux-mêmes dans le courant de la musique improvisée ; une ou deux personnes sont des amis d’amis, et enfin, il y a moi ! »). Ces mêmes amis étaient décontenancés par l’absence de tout autre sujet de discussion à l’issue de ces concerts.
à l’image des différences de point de vue entre musiciens improvisateurs, deux pôles de pensée semblent généralement se dégager quant à l’analyse et la manière d’apprécier des formes d’art soi-disant « difficiles » (comme la musique contemporaine, l’expressionnisme abstrait ou les films de la Nouvelle Vague).

Une partie importante des musiciens que j’ai interrogé soutiennent que l’« énergie » de la musique devrait être suffisante pour captiver tous ceux dont les oreilles, les esprits et les âmes sont suffisamment « ouverts », et que ceux qui ne « pigent pas » sont en quelque sorte « coincés », voire stupides.
Des sociologues comme Bourdieu et Becker, offrent un tout autre modèle, décrivant comment, plutôt que de considérer l’auditeur non-initié comme
inférieur, ces formes d’art peuvent nécessiter « des compétences culturelles spécifiques » : apprentissage du genre, stratégies spécifiques d’écoute et niveau de compréhension supérieur à ce que fournissent les programmes scolaires et à la culture générale d’un « citoyen par ailleurs tout à fait socialisé ». Comme toujours, l’histoire situe le contexte de ces prises de position. Le besoin du jazz d’être considéré comme un genre musical sérieux trouve son origine dans le bebop des années 1940 (la tradition de la musique improvisée européenne que nous connaissons aujourd’hui s’est principalement développée à partir du jazz des années 1960), et cette évolution avait sa propre logique en termes d’économie, de légitimité et de statut social (notamment en termes de relations raciales dans l’Amérique de l’époque).

Les musiciens classiques ont emprunté des démarches similaires quelque 100 ans auparavant avec la montée en puissance de la salle de concert, du « grand » compositeur et du concept de chef-d’oeuvre musical (élevant le compositeur du rôle de « serviteur » à celui de « génie »). Dans tout ces cas, les musiques en résultant se sont éloignées de leurs fonctions antérieures de musique de danse, de divertissement, d’accompagnement du culte religieux ou du conte populaire, pour devenir au contraire abstraites, opaques, d’expression libre et quelque peu élitistes.
L’exclusion a toujours été un passage nécessaire dans cette évolution –Schönberg a donné ses premiers concerts dans des salons privés afin d’éviter les commentaires négatifs de ses détracteurs – et en remontant encore plus loin, la notion même de «grand artiste» suggère des personnalités aux dimensions mythiques, à qui la société accorde des privilèges inaccessibles au commun des mortels (y compris celui d’être confortablement rémunéré pour partager leur vision du monde à travers leur art, ainsi que la possibilité d’être publiquement dépravé ou ouvertement excentrique).

En retour, le public « expert » est récompensé non seulement par la jouissance de leur travail, mais aussi par son statut d’« amateur » et de « fin connaisseur » de telles « grandeurs ». Il prouve sa sophistication en applaudissant au bon moment, en se montrant là où il faut être, en payant le prix pour s’assoir aux meilleures places. Et pendant l’entracte, en étant capable de discourir sur le prix du violon que l’on vient d’entendre ou sur le magasin où le chef d’orchestre achète ses chaussettes (un argument mené à son aboutissement dans l’essai d’Adorno de 1938 « sur le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute »). Nombreux sont ceux qui trouveront dans ces propos une vision du monde teintée de trop de scepticisme. Mais, cotoyant depuis longtemps des artistes et des universitaires verbeux qui proclament leurs talents et leurs intentions artistiques (ce que moi-même je fais parfois), j’ai toujours été frappé par le fait que ce que nous faisons n’est en fait pas si compliqué, ni même peut-être si « spécial ».
Et que ces proclamations répétées empêchent souvent notre musique d’atteindre un public plus large.
Bien sûr, cela ne veut pas dire pour autant que nous devrions considérer la musique improvisée de la même façon que les autres musiques. Bien sûr, la musique improvisée ne marche pas comme celle de Lady Gaga, Georges Brassens ou Wolfgang Amadeus Mozart.
Evidemment, le verbe « improviser » change de sens selon le contexte et nous devrions chercher à identifier ce que cela signifie dans le cas du geste musical.
Naturellement, le processus de l’improvisation, puisant dans la mémoire, la pratique et l’expérience, ne se réduit pas à « naviguer à vue », à canaliser l’inspiration divine sans réfléchir, ni même à s’oublier entièrement dans l’instant présent.

Cependant, peut-être qu’une petite quantité du « vrai » savoir peut servir à approfondir notre compréhension, notre appréciation et notre jouissance ?
Peut-être ne sommes nous pas des génies (si toutefois il en existe réellement). Mais, pour aller dans le sens de Bourdieu et Becker, il est peut-être envisageable que certaines petites touches, certaines passerelles, des fragments d’informations (structurels ou historiques) soient nécessaires pour entrer dans cette musique et dans cette culture, tout comme les 2-3 lignes de texte (ou les audioguides) qui accompagnent chaque oeuvre dans les galeries d’art visuel.
Qui d’entre nous ne s’est déjà demandé « Mais comment savent-ils quand il faut arrêter ? », « Comment reconnait-elle les notes qu’il joue ? », « Pourquoi le trompettiste fait-il des bruits de pets ? » ou encore « Pourquoi ces gens font cette musique étrange pour si peu d’argent ? ».
Ces questions sont peut-être plus importantes que nous ne le pensons. Elles permettront peut-être d’ici 10, 25, 50 ans, d’appréhender non seulement de nouvelles façons de faire de la musique, mais aussi de nouvelles façons de regarder la vie.
C’est pour cette raison que les « Salons » du contrebassiste Sébastien Boisseau et de ses collègues musiciens sont, de mon point de vue, si importants.
L’association Yolk, la ville de Nantes, la Maison de Quartier des Dervallières et les nombreux acteurs qui soutiennent cette action sont à féliciter pour leur vision progressiste.

De tels moment donnent l’occasion de se poser des questions importantes qui a contrario, dans un autre contexte, pourraient apparaître trop basiques. Ils insèrent l’inconnu dans un contexte connu et permettent une introduction à la musique improvisée, sans risque financier et sans l’inconfort d’une situation sociale inhabituelle. Ces instants suppriment le sentiment de classe et de jugement que les lieux d’écoute traditionnels imposent bien trop souvent. Ils ramènent le jazz et la musique improvisée auprès des personnes qui en sont à l’origine, libérés de leurs connotations contemporaines « petites-bourgeoises ».
Pourquoi avons nous le sentiment que cela est tellement essentiel ?
Parce que nous croyons que les valeurs exprimées par notre façon de faire de la musique (à son meilleur niveau) sont destinées à tous.
Parce que nous voyons nos actions musicales improvisées comme des modèles pour la société. Elles représentent des valeurs clés comme amour, respect, expression de soi, ouverture. Et elles transcendent les questions de races, d’âge, de nationalités, de classes sociales et de valeurs économiques. Cette musique exprime des notions fondamentales d’égalité, de responsabilité et d’honnêteté, et, depuis un quart de siècle, le partage de ces valeurs continue de sous-tendre mon propre engagement dans cette forme soi-disant « difficile » de la culture. à mon avis, ces valeurs sont centrales dans l’époque à laquelle nous vivons (vu notamment le degré considérable de conflits et d’inégalités qui pèse sur nos vies modernes). Comme ces « Salons » l’ont montré maintes et maintes fois, cette musique peut agir comme une consolation, un devoir de mémoire et une invitation à ce niveau humain primaire.

Boisseau et son équipe ont créé là un précédent.
Ce que j’espère, c’est que ce modèle ne se cantonnera pas à Nantes, mais qu’il se développera ailleurs en France et à l’étranger. Déjà des expériences parallèles
sont menées indépendamment par Piotr Turkiewicz Jazztopad (Wroclaw, Pologne) et par Nadine Deventer (anciennement de Jazzwerk Ruhr, Allemagne).
Allons plus loin.
Et voyons jusqu’où nous pouvons aller.

Tom Arthurs,
Septembre 2015

(Traduit de l’anglais par Sophie Richard)